de Frédéric BRIOT
Laboratoire Alithila de l’Université de Lille
J’avais donc, au préalable, relu puis lu la nouvelle de Borges, Les Ruines circulaires. Relu, parce que mon souvenir en était bien ancien. Puis lu, puisque le début, c’est toujours après, c’est toujours à venir. Puis j’ai vu.
J’ai vu des corps, j’ai vu deux corps, asymétriques. De taille, de sexe, et asymétriques jusque dans leur apparente égalité. Je les ai vus comme glaise peut-être (la couleur chair ou argile des slips y pouvant faire penser), comme pétris peut-être, ou comme galvanisés. A coup sûr ils étaient parcourus, mais je ne savais pas par quoi. Je voyais une conséquence sans cause. J’entendais des phrases de la nouvelle de Borges « Les ruines circulaires ».
Et puis des écrans, des écrans qui ne me montraient pas, mais vraiment pas, ce que j’étais en train de voir. Je voyais un espace plutôt vaste, les écrans me montraient un cadre, une découpe. Je voyais deux corps, les écrans me montraient x fois deux corps (x fois, parce que je n’eus pas la présence d’esprit de compter les écrans). Je les voyais de face, les écrans me les montraient de traviole, voire pivotant. Sans mentionner les écrans placés devant les corps, que je ne pouvais, et encore, percevoir que de biais, et de façon partielle.
Et puis, les écrans finirent par me montrer ce qui se passait pour vrai et par vraiment réfléchir, pour faire un clin à la formule de Cocteau : « Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images ». Ils me montrèrent ce que je n’arrivai pas à voir avec mes seuls yeux si désespérément et pauvrement humains : les pantins numériques. Ils étaient, là, partout là, partout mouvants, comme élastiques, comme indétachables, tour à tour ou simultanément entourant, enveloppant, encourageant, suscitant, poursuivant, entravant ou contrecarrant les deux corps, s’accrochant à eux, parfois par grappes, et ce jusqu’aux corps d’en face (ceux des spectateurs qui dès lors n’en étaient déjà plus). Se jouaient-ils de tous ces corps ? Les créaient-t-ils ? Ou encore tout à leur vie propre et à leurs occupations (qui nous échappent de toute façon, nous ne sommes pas des pantins numériques) ne faisaient-ils que les croiser par inadvertance, les effleurant juste sans y prêter une attention sérieuse, tout comme les mouvements désordonnés qu’ils imposaient aux tablettes ?
Alors je ne regardais plus que les écrans, puisqu’ils me montraient ce qui se passait, tout ce qui se passait, et rien que ce qui se passait. La vérité, en somme, ce qui avait vraiment lieu en ce lieu. Mais une autre raison me poussait à ne regarder que les écrans.
J’ai vu, du coin de l’œil, un pantin numérique, petit, insistant, entêté, rouge. Il s’accrochait au socle où était l’homme, s’agitait. Il y était, je l’ai vu. Et puis là, soudainement, pour moi, bam!, David Lynch. J’ai juste murmuré in petto, cela va donc rester ici tout confidentiel, Fire walk with me, et en même temps je me suis demandé, mes yeux ne pouvant se détacher des tablettes et des pantins, de cet invisible devenu enfin visible, et en tant d’exemplaires, si j’étais dans la Black Lodge ou la White Lodge.
Oh bien sûr je n’étais pas plongé subitement, par l’installation, dans l’univers Twin Peaks, dans le monde et diffracté et hermétique et télévisuel de David Lynch. Pourtant ma certitude était là : ce lieu de la performance sera, est, était, celui pendant lequel à un instant donné on peut entrer comme chez Lynch dans un espace de forces qui dépassent et de loin l’humain (et son entendement), un lieu de forces bienveillantes (nommé la White Lodge), mais comme doublé par son répondant en forces malveillantes (la Black Lodge). On peut, comme dans le feuilleton, s’y égarer, s’y fourvoyer, s’y perdre, ne plus savoir dans laquelle des deux on est, ne rien comprendre à ce qui s’y dit, à ce qui s’y montre, ni à ce qui s’y passe. A suivre l’exégèse de ce lieu à la fois double et énigmatique par l’essayiste du nom de Pacôme Thiellement, des échos gnostiques pourraient être décelables chez Lynch, sur lesquels je vais revenir presque immédiatement, me bornant pour l’instant à mentionner le rôle crucial du feu (fire walk with me). Holà, se dit-on sans doute à m’écouter : mais où va-t-il ?
Eh bien, dans cette interrogation qui mêle David Lynch et la question gnostique, il va droit à Borges, en commençant par rappeler l’argument de la nouvelle « Les Ruines circulaires » (issue du recueil Fictions) : elle se déroule dans un lieu, le long d’un fleuve, et un temps très particulier, celui « où la langue zende n’est pas /il faut entendre : pas encore/ contaminée par le grec ».
Si seule Sarah Troche ici peut savoir pourquoi le grec, disons pour tous les autres que ce petit îlot reculé et pur, ce chronotope, est celui que dessine et désigne une langue persane ancienne, très ancienne, nommée aussi avestique, car c’est celle de l’Avesta, le livre sacré des zoroastriens, et dont l’un des symboles est le feu. Sans surprise le nom terrestre du dieu multiple que l’on va rencontrer dans la nouvelle est « Feu ».
Un homme aborde cette rive et l’enceinte circulaire d’un temple en ruine suite à … des incendies (le feu encore). Quel est son but ? « Le dessein qui le guidait n’était pas impossible, bien que surnaturel. Il voulait rêver un homme : il voulait le rêver avec une intégrité minutieuse et l’imposer à la réalité ». A force d’efforts, de beaucoup d’efforts, il y parvient – jusqu’à ce que les ruines circulaires où il séjourne toujours voient fondre sur lui « l’incendie concentrique » : (et voici les dernières phrases de la nouvelle) « Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. » C’est donc une histoire de rêveur rêvé, sans doute bien plus effarante que celle de Tchouang-tseu et du papillon (j’y reviendrai pour les non-taoïstes de l’assistance).
Le premier essai du magicien de créer un homme est qualifié d’« énorme hallucination » : il consiste à former des élèves et à les sélectionner jusqu’à trouver le bon. L’enseignant que je suis, ou plutôt crois être, s’est ô combien reconnu en une telle hallucination !
Dans le parcours chaotique de sa seconde tentative, où le rêve créateur se fait circulaire (lui aussi) à partir d’un cœur (c’est une phrase que l’on entend plusieurs fois lors de la performance) on trouve cette phrase :
« Dans les cosmogonies gnostiques les démiurges pétrissent un rouge Adam qui ne parvient pas à se mettre debout ; aussi inhabile et rude et élémentaire que cet Adam de poussière était l’Adam de rêve que les nuits du magicien avaient fabriqué. »
Voilà donc les gnostiques. Cette référence savante, comme celle de la langue zende, mérite une remarque générale.
A ce stade il est bon en effet de dire que chez Borges l’érudition n’a aucune valeur heuristique en elle-même. Qu’elle ait pour objet l’histoire, la philosophie, la théologie (comme ici) et surtout la littérature, elle est pour lui le matériau du fantastique, la source de toutes les combinatoires des paradoxes et autres apories. Elle génère de l’impossible et de l’incompréhensible. Pour cette raison même le monde est par lui traité comme une bibliothèque (dans le même volume Fictions, « La Bibliothèque [infinie] de Babel »), si bien que « Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques métaphores » (cette fois-ci dans le volume Enquêtes). Ici, sans doute, celle du feu.
C’est sur cette base que l’on pourra rapprocher ces « Ruines circulaires » d’un autre texte de Borges, dans le volume Discussion, intitulé « Une défense du fallacieux Basilide ». Basilide est un des grands gnostiques, c’est-à-dire une figure attestée de ce mouvement de la Méditerranée orientale qui agita fort les tout premiers siècles du christianisme, qui furent « neutralisés » (comme on dit en langage moderne) comme hérétiques, et qui ne furent longtemps connus que par ce qu’en disaient leurs détracteurs. Ce que l’on sait d’eux sont donc des songes, souvent faux, mais comme l’écrit Borges dans cette « défense » : « on peut aussi y admettre [l’existence] d’un songe dont nous ne savons pas s’il habita quelque rêveur ». Et nous voici accompagnant ce rêveur, Basilide, comme dans les « Ruines circulaires » nous accompagnons le magicien. Et voici ce rêve de Basilide, voici son monde. Au commencement un Dieu parfait. Il délègue à des divinités subalternes la création d’un premier ciel, ces divinités délèguent aux divinités subalternes qui en sont issues celle d’un deuxième ciel, et ainsi de suite, jusqu’à 365 fois. Le dernier monde créé est le nôtre, autant dire que « la fraction de divinité [de notre Créateur] tend vers zéro ». Voilà donc l’essentiel – que sommes-nous ? : une « improvisation téméraire ou coupable par une divinité déficiente, avec un matériel ingrat ». Et Borges de s’exclamer : « Dans ce mélodrame, dans ce roman-feuilleton, la création du monde n’est qu’une parenthèse. Idée admirable : concevoir le monde comme un processus entièrement futile, comme un reflet latéral et perdu de vieux épisodes célestes ». Dans la nouvelle avec le magicien le côté circulaire des ruines, l’existence de plusieurs temples similaires le long de ce fleuve perdu, l’effort démiurgique du rêveur (jusqu’à son entreprise échouée de faire école) résonnent bien avec cet autre rêve, que l’on dira gnostique, que nous venons d’exposer. Pour repenser à la fin de la nouvelle, notre rêveur-démiurge ne se demande pas s’il rêve ou s’il a été rêvé, ça ce serait la version du taoïste Tchouang-tseu si chère à Borges qui rêve d’un papillon et se demande si ce n’est pas le papillon qui est en train de rêver de lui, hypothèse herméneutique bien trop facile, puisqu’il sait, le magicien, avec certitude et avec des sentiments mêlés (soulagement, humiliation, terreur) qu’il est lui-même un rêve, qu’un rêveur le rêve. Il est donc possible/probable, et par conséquent ici certain, que cet autre est lui aussi une apparence, qu’il est lui aussi rêvé par un autre autre, et ainsi ad libitum… 365 fois dirait Basilide.
Mais pour les gnostiques (j’ajouterai malicieusement, qui auraient lu Borges), qu’est-ce qui pourrait alors nous sauver de notre insignifiance fondamentale ? Que firent-ils alors de Jésus, du Rédempteur ? Eh bien dans ce monde insignifiant qui est le nôtre ils en firent une figure nécessairement insignifiante, difficile à reconnaître, devant se faire passer pour aussi dégradée que le monde même – bref, dit Borges dans Discussion (et c’est là que tout in fine devient et compliqué et difficile) : ils en firent, je cite, « une illusion d’optique », et Borges ajoute : « Il /Le Rédempteur/ dut assumer un corps nécessairement illusoire, puisque la chair dégrade. Son fantôme impassible fut publiquement pendu à la croix/… ».
Dans la nouvelle « Les Ruines circulaires », qui est Le Rédempteur ? Est-ce celui qu’on nomme Feu ? Et de quoi délivre-t-il ? Dans la performance, quel est, quels sont les corps qui sont le plus des illusions d’optique ? Et t’es qui, toi, le petit pantin numérique rouge venu accrocher mon œil ? En conclusion, alors, Black Lodge ou White Lodge, pour revenir à notre impression première ? Les pantins numériques viennent-ils nous damer le pion ou nous sauver ? Cette illusion d’optique est-elle le signe même du simulacre, ou bien de la seule voie possible à suivre pour sortir du monde simulacre et si mal bâti où nous sommes ? Mon sentiment, par prudence, car, en ce moment même, est-ce que je vous parle, ou bien quelqu’un/quelqu’une me rêve en train de vous parler, mon sentiment, donc, sera qu’il faut faire le cheminement par soi-même. Une piste tout de même, et ce sera le dernier emprunt à Borges : que si la littérature vaut jamais quelque chose, c’est d’être souvenir du futur, et prophétie dans et par tous ses détails.