CRYOSTASE⎪PAULINE VANESSE⎪2023

LES DÉMÊLÉES N°11 — PRINTEMPS 2023 — P.5

à propos de
Les Ruines Circulaires – archéologie d’une disparition
de et avec David Ayoun et Esther Mollo,
Espace culture, campus cité scientifique,
Villeneuve d’Ascq, 17 novembre 2022.


“Rêver un homme. Le rêver avec une intégrité minutieuse et l’imposer à la réalité. Avec soulagement. Avec humiliation. Avec terreur. Comprendre que lui aussi est une apparence qu’un autre est en train de rêver.”

Incubation. Immersion dans le creux d’une cavité froide. Lumière crue sur peaux laiteuses, dépourvues, dévêtues, surexposées. Deux corps au sol inventent immobiles le chemin de leurs pertes : vertiges morts dans une bascule qui s’écrase là, par terre. Chute brutale à laisser les peaux silencieuses depuis. Ne reste plus que des corps-gants, dont la main maîtresse s’est évanouie. Des corps ôtés, à moitié, coincés dans des postures flasques et empêchées. Le repos éventuel de ces silhouettes posées dans l’abandon est contrarié par leurs caractères contraires. Si elles paraissent lâchées de haut, leurs jointures toujours se tiennent : tableau d’un dépôt binaire, violence enveloppée, des corps chiffons articulaires dans une salle aseptisée.

Réveil. Les chairs se plient, se déploient, se traînent. Les carcasses molles vivent encore, d’une certaine manière. Quelque chose à l’intérieur survit. Elles s’activent dans des décharges brûlantes, chargées de spasmes qui frappent, se débattent, s’excitent, souffrent peut-être. Les peaux ventouses claquent le tapis. On peut les voir de tout près, au ralenti, tant on nous autorise à nous rapprocher. Les plis, les pores, l’absence. Sorties de leurs états géostationnaires, les paupières ne trouvent pas le jour. Les deux corps se hissent, à quatre pattes jusqu’aux podiums au centre de leurs espaces circulaires. Des estrades, faites comme des puits de lumières, fixent l’imagerie de l’Être vide. Mannequins de vitrine, hybrides. Ils sont supérieurs par autant de vulnérabilité. Quelque chose dans leur “banalité » les rend spectaculaires. Somnambules, leurs déplacements racontent une dynamique de l’interne qui ne parvient pas tout à fait à se lire. À tâtons, pour soi, sans conscience des effets, de l’ampleur, des formes. Emmitouflés dans une carapace engourdie, ils sont seuls, connectés à une réalité inaccessible.

Dans la salle d’observation, nous sommes visiteurs à l’ombre. La lumière blafarde infuse dans le foyer de l’action, dessine un dôme qui centralise les spécimens à décrypter. La performance-exposition a des airs de laboratoire, de vaisseau.

 

« Rêver un homme. Le rêver avec une intégrité minutieuse et l’imposer à la réalité. Avec soulagement. Avec humiliation. Avec terreur. Comprendre que lui aussi est une apparence qu’un autre est en train de rêver. »

La voix omnisciente, voix capitaine, chuchote, alimente le journal de bord discret de ces avatars sous hypnose. Sur les pourtours du plateau, comme délimitation à doubles rôles, des tablettes sur trépieds, des moniteurs : un barrage amplificateur. Les six écrans, comme fenêtres sur ce qui se joue, pivotent comme des têtes mobiles, captent et retranscrivent le réel en mouvement. Ils interfèrent, troublent la temporalité. Deviennent des calques, d’autres façons de scruter. Transformer le vrai en fiction. On déambule, regarde à travers, juxtapose les visions. J’y plonge. Elle happe, cette surenchère de projections qui démultiplie les strates de l’expérience. Elle s’effeuille en morceaux épais, gluants. La fluidité des corps s’écorche sous la trajectoire épileptique de nos yeux devenus lames tranchantes. À l’affût des variations, des complications. Les regards scandent l’espace, les peaux. La curiosité crée des vagues, on s’immobilise, délicatement se pousse, dépasse. Le protocole excite un voyeurisme à peine conscient. On dirait qu’ils sont les derniers humains sur terre, gardés précieusement, comme sujets test. C’est une reconnexion à la peau. Au vivant. À ce qu’il y a de plus connu en nous. La chair.

Interférence. Les caméras intrusives deviennent menaçantes, témoins d’une vie invisible à l’œil nu. Elles captent les fréquences d’un ailleurs fantomatique, des pantins thermiques prennent possession du plateau. Ils voyagent, ignorent, traversent, déboulent, s’accrochent aux cobayes toujours coincés en eux-mêmes. Les extraterrestres élastiques se fracassent depuis le plafond, modélisant cette chute imaginée en rentrant. Les intelligences artificielles dominent, s’entrelacent. Et si elles n’existent qu’à travers les moniteurs mouvants, leur surgissement éphémère immortalise leurs traces, persistance rétinienne.

Pauline Vanesse
in LES DÉMÉLÉES N°11 – printemps 2023 — P.5

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